Le monde musulman inaugure la 1433ème année de son ère. Plus qu’un exil, l’hégire, ou la migration du Prophète (saw), marque la fondation d’une société fondée sur la foi en un Dieu unique. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, à l’origine, il n’a jamais été question d’une théocratie dans le sens où toute la société est gouvernée par Dieu. Encore moins y trouve-t-on une quelconque évidence d’une aristocratie religieuse servant d’intermédiaire entre le Créateur et le peuple. L’hégire est une libération de l’esclavage des hommes afin de permettre à chaque être au sein de la société de s’épanouir et de faire face à ses responsabilités. D’ailleurs, une des premières tâches accomplies après l’hégire est l’élaboration d’une constitution définissant de manière égalitaire les droits et les devoirs des habitants de Médine, y compris ceux qui ne sont pas musulmans.

L’hégire implique une nécessaire responsabilisation de la société face à son destin. Il s’agit de penser, et de mettre en œuvre, dans un contexte spécifique les instruments qui permettront une fidélité aux principes de la foi. Médine n’est pas la Mecque et le positionnement stratégique du Prophète (saw) dans les affaires mondaines surprendra plus d’un, y compris ses proches compagnons. Il fera toujours preuve d’une vive intelligence, tantôt d’une remarquable capacité d’innover et tantôt d’une grande souplesse d’adaptation, afin d’atteindre les objectifs suprêmes de la foi.

La première chose que fait le Prophète (saw) à Médine est la construction de la Mosquée. Qui n’aurait pas voulu avoir l’honneur de faire don d’un terrain qui sera le premier point névralgique du monde musulman ? Or le Prophète (saw) laisse son chameau aller seul. La Mosquée sera là où l’animal s’assoira. Le lieu ne pourra que correspondre à un endroit accessible facilement à tout le monde. Et le choix ne pourra être disputé par quiconque, ni faire des jaloux. Or le chameau s’arrête sur un lopin appartenant à deux orphelins . Le Prophète (saw) l’ achète de son argent. Il s’engage manuellement dans la construction de la Mosquée, ensemble avec ses compagnons. Il fait déplacer quelques tombes de non-musulmans qui s’y trouvent. Et il fait planter des arbres. Et la qibla est établie en direction de Jérusalem, et non de la Mecque. Ce geste ne pourra échapper aux nombreux juifs de la ville. C’est la volonté de Dieu qui se révèle ainsi aux hommes par la capacité de ces derniers à gérer leurs propres affaires. Ils ont agi en tant qu’êtres libres et responsables, liés les uns aux autres par un engagement social devant Dieu.

Le rejet de d’adoration de toute autre divinité que Dieu, l’endurance à l’oppression de leurs ennemis et l’impossible conciliation avec un modèle de société politiquement, économiquement et culturellement fondé sur le culte matériel ne feront pas des premiers musulmans des marginaux, une communauté enfermée sur elle-même. Ils refuseront d’être d’éternels victimes. Indignés, certes, ils ne cèderont jamais à la frustration. Leur réplique à l’épreuve, quelle que soit son intensité, ne sera jamais l’anarchie, la destruction, le désespoir. L’hégire ne sera pas une fuite, ni encore Médine un ghetto.

L’iconoclasme musulman sous la forme du déni catégorique de toutes les formes d’esclavages des hommes par des hommes n’est pas une finalité en soi. La première génération musulmane se garde de placer entre le Créateur et la création tout demi-dieu, intermédiaire ou autorité , y compris la religion en soi et surtout ce que les hommes en font de celle-ci. Le Prophète (saw) n’est exempté d’aucune obligation qui est imposée à ses compagnons. Il mange, boit, prie, jeûne, marche, sourit, pleure, lutte, saigne, vit et meurt avec eux. Il est au fait le modèle par excellence. Non en tant qu’envoyé de Dieu car il n’y aura aucun envoyé après lui, mais vraiment en tant qu’être humain, époux, père, citoyen, juge, gestionnaire, chef d’une armée ou d’une société. Plus qu’un révolutionnaire ou un réformateur, il est un bâtisseur, le bâtisseur de la civilisation hégirienne.


Aujourd’hui

Les soulèvements dans le monde arabe cachent bien des réalités spécifiques aux différents pays où ils se déroulent. La Tunisie n’a pas une armée investie de pouvoir économique comme en Egypte. La Libye est une formidable manne pétrolière alors que la Syrie est d’ un enjeu géopolitique des plus complexes. Le Bahreïn avec sa prédominance chiite, le Yémen et sa position stratégique et tous les foyers de contestation partagent une légitime aspiration populaire à une société plus juste, plus libre et plus digne. Ailleurs au monde aussi, de New York à Athènes, le sentiment de dégoût pour les institutions, politiques et financières surtout, n’est pas des moindres. Faut-il tout casser ? Suffit-il de remplacer Mubarak par Tantawi ici, promettre vaguement une certaine idée de la Sharia là-bas et redistribuer le contrôle du gaz entre multinationales un peu plus loin afin que la page soit tournée ? Quand cesserons-nous de passer d’une crise à une autre, tantôt socio-économique, tantôt politique, tantôt écologique ou autre ?

Et quid de Maurice dans tout cela ? Nous devons nous réjouir car nous sommes épargnés, par la grâce de Dieu, de tant de malheurs, de catastrophes ou de difficultés. Non, ce n’est pas à tel ou tel politicien que nous devons notre relatif bonheur. Les différent Gouvernements que nous avons connus ont fait du bon et du moins bon, mais c’est notre peuple dans son ensemble qui mérite toute notre admiration. Malgré notre pluralisme unique, nous avons appris à vivre ensemble. C’est une faveur de Dieu, un signe qu’il est possible de dépasser nos différences et de construire ensemble une société harmonieuse.

Or il serait naïf de croire que notre réussite, comme il convient de l’appeler, est absolument parfaite. Il y a ceux qui vivent avec nous mais dont nous feignons de ne pas voir le malheur. L’injustice est encore plus grave lorsque les exclus sont considérés comme une quantité négligeable. Il faut aussi rester vigilant quand tant de menaces qui nous guettent. En premier lieu, oublions les hommes politiques et ouvrons nos yeux pour constater que tant de familles mauriciennes glissent vers l’éclatement. Cessons de jeter le blâme aux politiques et disons-nous que la faillite de notre système éducatif, qui nous affecte tous, risque d’être irréversible. Réalisons-aussi que la criminalité nous inquiète tous. La perception de la corruption comme un fléau est tout aussi grave que le mal en soi, car elle sape toute confiance dans nos institutions. Le gaspillage, le surendettement, la surconsommation et la dilapidation de nos ressources naturelles sont les résultats de notre gourmandise croissante que nous confondons avec le développement. La perte de nos valeurs n’est nullement surprenant lorsque les associations socioculturelles deviennent des lobbys politiques, pour ne pas dire des ‘’roders bouts’’. Nous sommes loin du mécontentement qui gronde dans le monde arabe, et ailleurs, mais notre classe politique ne se rajeunit pas. Et les nouvelles têtes qui montent ont trop souvent de vieilles idées.

La communauté musulmane a peur d’être le dindon de la farce des arrangements électoraux qui se profilent à l’horizon. Elle n’est pas satisfaite de la prévalence du fléau de la drogue, de l’organisation du hajj, du recrutement et des nominations qui défient toute méritocratie. D’un coté on annonce une représentation palestinienne ou turque à Maurice, de l’autre celle de notre représentant au Pakistan ou en Arabie se fait attendre. On applaudit lorsque l’Etat se retire des casinos mais on reste perplexe quand certains jouent avec la question de l’avortement ou de la peine de mort. Les politiques gagneront à être intègres, cohérents en terme d’éthique et plus dynamiques dans leur proximité avec leurs mandants. On en a marre des ‘’yes-men’’, des ‘’magouilleurs’’ et des ‘’communalistes’’.

Conclusion

1433 sera, insha Allah, l’année de la construction. C’est notre invocation devant Dieu. Et, espérons, ce sera aussi notre engagement devant les hommes. Là-bas dans le monde arabe, mais aussi au Pakistan et en Afghanistan avec la fin de tout néo-colonialisme vers l’émergence d’une société paisible fondée sur la justice, la liberté et la dignité. Que cette année inaugure aussi l’unité palestinienne retrouvée, la reconnaissance du droit de ce peuple-martyr à la souveraineté. Ailleurs, prions et luttons aussi pour l’émergence d’ un autre modèle développement, tant local que global. Et si jamais, ici à Maurice, nous sommes appelés aux urnes pour les élections régionales, sinon générales, soyons plus que des spectateurs passifs. Engageons-nous dans la construction de notre monde. Et il n’y a pas que la politique qui compte!