"Et puis, au détour d’une visite dans une petite ville à l’instar de Perlis, on rencontre la créativité qui veut marier la tradition, l’esthétique et l’éthique au cœur de l’époque moderne. Une superbe mosquée sur piloris, dite flottante (‘floating mosque’), se dessine dans un extraordinaire paysage maritime. Cinquante pour cent de l’électricité y est pourvue par des éoliennes et, à terme, le projet est de couvrir l’autre moitié au moyen de panneaux solaires. Une mosquée "verte" dans laquelle, en son dôme intérieur, les références scripturaires sont inscrites dans cinq langues nationales pour signifier que l’islam n’est pas la propriété d’une langue ou d’une culture. Cette mosquée est au fond bien plus "moderne" que toutes les tentatives d’américanisation aveugles. Ici, il s’agit de considérer les principes éthiques et les moyens techniques offerts par l’époque et le progrès et de ne jamais oublier les considérations éthiques liées à la diversité et à l’environnement. Il s’agit de donner une âme à la modernité et un souffle à la créativité spirituelle et humaniste. Une mosquée où il fait bon prier : on sent- en son sein - la réconciliation de la foi, de l’intelligence et de l’imagination créatrice. De Perlis, en Malaisie, loin des buildings de la capitale Kuala Lumpur, on est habité par l’intuition que la mosquée flottante est peut- être le symbole de la contribution majeure des musulmans à une époque en quête de sens. Dire sa spécificité en termes universels, respecter le pluralisme et répondre en conscience, et en experts, aux défis de son temps".

Ainsi décrit une facette de la culture musulmane de la Malaisie un voyageur qui connait bien notre pays. Et s’il fallait parler de la culture musulmane mauricienne qu’aurait-il à nous dire ? 


Rares sont les mosquées qui conservent un cachet architectural reflétant notre histoire et notre particularité. Les badamiers, tamariniers et autres arbres faisant de l’ombre aux lieux d’ablution cèdent la place à des structures en béton, pvc ou aluminium. Les fenêtres et varangues d’antan permettant la lumière et l’air de pénétrer les lieux de prières ont été remplacées par les lampes et des climatiseurs énergivores. Du somptueux velours sur le sol contraste avec les traditionnelles nattes de Vacoas. L’eau courante draine des robinets grâce à de puissantes pompes et d’énormes réservoirs, surchauffée au gaz dans certains cas. Nous sommes loin des petits récipients d’eau d’un passé pas trop lointain, remplis au besoin à partir d’une rivière ou d’un bassin où s’accumule l’eau de pluie.

Ainsi s’installe un modernisme au cœur même de la culture musulmane qui fait que de Denver à Djakarta en passant par Dubaï ou Djeddah, les mosquées se ressemblent étrangement grâce à une certaine globalisation technologique, une puissante influence commerciale surtout. Il demeure que nous devons nous poser la question du sens de cette évolution culturelle.

La culture musulmane mauricienne se résume-t-elle sinon au fameux briani ou au ‘salam’ qui est désormais notre manière nationale de se dire ‘au revoir’ ? Il y a aussi tout le folklore autour des fêtes et d’autres célébrations religieuses, lorsqu’elles ne sont pas politisées à outrance. A un autre niveau, à l’heure des influences tantôt occidentales, tantôt bollywoodiennes si ce n’est une arabisation des habitudes chez certains, nous relevons un vrai patchwork de pratiques, de us et coutumes et de traditions qui existent parmi les musulmanes et les musulmans du pays. Sans oublier tout ce que notre proximité avec les autres communautés a apporté à la culture musulmane: elle est souvent indissociable de la culture mauricienne commune aux enfants de notre pays.

Si la culture musulmane mauricienne est à la fois changeante et plurielle, il faudra s’arrêter aux principes et valeurs qui l’animent pour mieux la comprendre, voire sauvegarder son essence et forger son évolution.

Au-delà des formes et des apparences, il est question là d’une vision du monde liée à la foi en un monothéisme absolu et à la fidélité au sens du modèle prophétique, mais aussi à une vive intelligence par rapport au contexte.

La culture musulmane a jadis donné naissance à la science expérimentale et un sens à la science appliquée. Elle a apporté une inspiration créatrice particulière aux arts, de l’architecture à la poésie en passant par la littérature. Elle a ajouté la beauté et la joie de vivre au quotidien des peuples de l’Orient, mais aussi ceux de l’Occident qui sortait du Moyen Age. Elle a intégré une éthique de dignité aux affaires économiques, politiques ou sociales.

Face aux présentes crises sociétales, financières ou écologiques, et au moment où une culture dominante menace d’uniformiser nos manières de produire, de consommer, voire de penser, il nous faut globalement retrouver ce qui fait le souffle de la culture musulmane.

Entre les dérives d’une certaine mondialisation et les tentatives de repli identitaire, sinon sectaire, il nous faudra aussi rendre son âme à la culture musulmane de notre pays. Et l’ouvrir aux autres...

Choisi par Dieu comme dernier envoyé, le Prophète (saw) vivra treize ans à la Mecque et, finalement, dix ans à Médine. Il apportera une transformation au cours de l’Histoire qui continue à influer jusqu’aujourd’hui tant sur le quotidien de millions de personnes que sur l’actualité du monde. La force du message prophétique réside beaucoup dans sa capacité d’adaptation au-delà des différences culturelles.

Entre la Mecque et Médine, il existe déjà à l’époque du Prophète (saw) un contraste culturel significatif. L’hégire sera beaucoup plus qu’un exil, ce sera une école vivante d’ajustement à un contexte nouveau. Ce défi pratique se fera en parfaite fidélité, et intelligence, avec les principes et valeurs de l’islam.

Dès sa naissance, le Prophète (saw) est soumis à la tradition mecquoise de laisser grandir leurs enfants dans le désert chez une nourrice. L’islam ne fera pas de cette pratique une obligation de la foi, même pas une recommandation. Les enfants resteront avec leurs mères à Médine, le sevrage pouvant même se faire après deux ans, y compris dans le cas de parents divorcés.

La Mecque, comme Médine, seront des sociétés largement plurielles mais avec leurs particularités. La première abritera une multitude de tribus, chacune avec ses croyances et ses coutumes spécifiques. Au début de la mission prophétique la Kaaba comptera plus de 360 idoles, des chrétiens et quelques juifs côtoyant dans la sainte ville les individus qui se disent fidèles à la foi pure d’Abraham. Des milliers de gens de tous les horizons visitent la Mecque, surtout à l’époque du hajj qui n’a jamais cessé depuis le temps de ce dernier.

Médine aura ses deux grandes tribus rivales, les Aus et les Khazraj, mais aussi au moins trois groupes juifs bien distincts tant par leur lieu d’habitation que par leur identité. Mais la ville, qui s’appelait Yathrib jadis, connaitra surtout une mutation démographique sans précédente après l’hégire. Elle deviendra davantage pluriculturelle avec l’arrivée des immigrés de la Mecque, ensuite avec le flot de nouveaux convertis, certains élisant domicile jusque dans la Mosquée à quelques mètres de la maison du Prophète (saw).

De la question du mariage à celle de la guerre en passant par les divertissements, mais aussi en matière de poésie, de musique, de code vestimentaire ou de nourriture, les différences culturelles abondent parmi les différentes composantes de ces populations. Le Prophète (saw) ne manquera pas une occasion pour inculquer à ses compagnons le respect des cultures à l’intérieur du cadre éthique établi par les principes et valeurs universels de l’islam. C’est Umar, par exemple, qui aura à s’ajuster à la nouvelle liberté des femmes à Médine, loin de la norme mecquoise. Ces dernières s’expriment en public sans gêne, et ne sont pas moins tranquilles à la maison. Elles sont d’excellentes cavalières, aiment le chant lors de leurs célébrations et leur pudeur ne les empêche nullement de s’éduquer.

Nous retiendrons une dizaine de façons de réciter et lire le Coran, toutes authentiquement reconnues. Elles sont des fois liées aux diverses dialectes de l’époque. Des mots perses, abyssins et d’autres origines intégreront la langue arabe par le biais de la Révélation. Celle-ci demeure unique, mais les interprétations pourront des fois diverger en ce qui ne concerne pas les principes et valeurs immuables de la foi.

Ainsi, dès le début de la mission prophétique, il est compris que la Révélation ne se fige pas dans un contexte culturel donné. Médine changera continuellement, et représentera une situation différente de la Mecque. Mais en discernant l’essentiel des enseignements de l’islam du vêtement culturel, il devient possible de s’adapter à n’importe quel espace et quelle époque. Chaque être a aussi une culture personnelle, un caractère qui fait son individualité. Au niveau intime également, la diversité culturelle se vit en harmonie avec les fondements de la foi...

Qui a découvert notre île ? Loin de toute polémique, la plupart des historiens s’accordent à reconnaître en Al Idrissi celui qui est le premier à l’identifier et à la révéler au monde. Al Idrissi au 12ème siècle, comme Ibn Majid et Al Mahri plus tard, seront les liens entre notre terre et une civilisation musulmane rayonnante de l’Espagne à la Chine en passant par la Sicile et la Syrie.

Pendant des siècles, la langue arabe sera celle de la science, de la culture et du progrès intellectuel. Les règnes glorieux de Haroun al Rashid et de Al Mamoun au 9ème siècle, l’avant-gardiste essor culturel et matériel de l’Andalousie jusqu’au 15ème siècle, le prestige de la Sicile et de l’Italie du sud mais aussi le prodigieux épanouissement de l’Asie centrale, de la Perse, de la Turquie et de l’Empire Mongol… les cultures musulmanes ont défié l’espace et le temps. Des conquérants, à l’instar de ces derniers, laisseront leur culture, même leur religion, pour embrasser les valeurs et les principes islamiques des vaincus afin de faire émerger une nouvelle identité musulmane.

Cette capacité de prendre, d’apprendre, d’adapter, de transformer et de valoriser une culture, et d’en faire une toute autre avec ses particularités propres, sera la force des musulmans. Il sera de même pour les techniques et les sciences. Ainsi ils légueront à l’Occident, et à nous, l’usage du papier et du chiffre ‘zéro’ provenant des Chinois et des Indiens respectivement. La Bayt al Hikma de Bagdad au 15ème siècle, comme son équivalent andalou, feront mieux que simplement traduire des textes anciens. Elles y apporteront une analyse critique, une nouvelle perspective philosophique, une éthique même. Cette dernière sera négligée, mais la chaîne de le la connaissance brisée par la chute de Rome sera finalement renouée. Il y aura même l’émergence d’une riche littérature théologique et philosophique juive, en langue arabe, au cœur de la civilisation musulmane. Tout comme la littérature et la philosophie, l’astronomie, les mathématiques, la géographie, la physique, la chimie, la médecine, l’architecture et même la musique jailliront partout où passera la culture musulmane, avec des spécificités propres au contexte en question.
De nombreux lieux à Maurice nous ramènent à l’histoire des premiers musulmans à fouler notre sol, bien avant les immigrants indiens. De Pointe aux Lascars à Médine en passant par Yémen et Moka, il y a un rappel de notre attachement à la grande civilisation musulmane. Il y avait aussi des esclaves de foi musulmane, certains parlant le swahili qui est très proche de l’arabe. D’autres provenaient non loin de ce qui est la première université que cette civilisation donna au monde, fondée par une musulmane à Tombouctou.

Notre sucre, notre banane, notre aloès, notre gazette, notre limonade, notre magasin, notre maroquin, notre matelas, notre riz, notre sirop et tant d’autres noms…autant de facettes de notre quotidien que nous devons un peu aux cultures musulmanes d’ailleurs qui avaient trouvé un nom, un usage , un marché, une valeur à une chose autrement anodine. Même l’alcool, l’arack et la drogue que l’islam interdit sont des mots dérivés de l’arabe.

Etrange est la globalisation que nous subissons aujourd’hui qui nous montre, par exemple ici à travers un scandale sur Facebook, comment la culture musulmane est méconnue. Il y a lieu de mieux comprendre l’islam, mais aussi l’histoire, la philosophie et la dimension culturelle des divers peuples musulmans. Il faut surtout retrouver une éthique liée à la civilisation musulmane que le monde moderne a choisie d’ignorer.

Il n’est nullement notre intention de prétendre une quelconque supériorité d’une civilisation ou d’une culture sur une autre. Ce serait mal connaitre les hommes. Les systèmes ne peuvent rien face à la dérive des cœurs. D’ailleurs, la civilisation musulmane est tout sauf exclusive du point de vue mondain et temporel. Ce qui fera aussi sa force, mais également sa décadence.

Au fil des siècles, nous négligerons son essence fondée sur une foi pure, une vision qui s’étend à l’au-delà et une éthique d’humilité, de responsabilité et de dignité au service de tous. Ce ‘wahn’ qu’avait prédit le Prophète (saw), l’amour insensé de ce monde et le fait de haïr la mort, accaparera nos cœurs. Le pouvoir, l’arrogance, la richesse, la gloire, le luxe, le plaisir illicite seront les obsessions de certains – dirigeants, religieux, commerçants et autres – alors que les droits des plus vulnérables seront bafoués. Ils ne prendront pas des idoles comme dieux, mais ils se déchireront entre eux comme l’avait encore prévenu le Prophète (saw). Au nom de la raison d’Etat, même Soliman, dit le Magnifique, mettra à mort deux de ses fils par crainte de guerres fratricides qui affaibliront l’empire ottoman.

Lorsque les gens changent ce qui est en eux, Dieu change leur situation. Le flambeau du progrès, par l’évolution d’un savoir utilitaire liant l’homme à Dieu, s’éteindra graduellement dans le monde musulman. Les peuples musulmans seront colonisés et, plus gravement, leurs esprits aussi seront colonisés par l’idée d’un certain modernisme. Ils subiront, désormais, une invasion culturelle sans pareille axée sur le matérialisme.

L’Occident a bénéficié, certes, des contributions de la civilisation musulmane allant de la médecine aux mathématiques en passant par l’architecture, mais il ne fera pas toujours sienne l’éthique musulmane. Et encore moins adoptera-t-il la vision du monde et la foi des musulmans. Ces derniers demeureront à la traîne en termes de progrès matériel. Et toute quête de rattrapage dans ce sens ne leur sera uniquement qu’une pâle imitation puisque le modèle occidental n’a pu retenir ce qui est essentiel aux musulmans : le lien avec Dieu. L’Occident avait, peut-être, ses raisons.

D’aucuns pensent que nous arrivons, aujourd’hui, au début d’un renouveau avec les bouleversements dans le monde arabo-musulman. Les indépendances dans ces pays ont souvent été suivies par un néo-colonialisme sous la forme de dictatures ou de monarchies à la solde des anciens maîtres. A l’heure de la globalisation que ce soit par le biais de multinationales, de flux migratoires, de Nike, de Coca Cola ou de Facebook, la nouvelle colonisation risque d’être davantage commerciale, et surtout culturelle, que politique.

C’est dans ce contexte qu’il nous faut définir la culture musulmane mauricienne. Comme toute culture musulmane, elle devra reposer sur une foi, une vision et une éthique puisée du Coran et de l’exemple prophétique. Avant d’être une apparence, un goût, une sonorité ou un parfum, la culture musulmane est une sensibilité, une manière d’être individuelle et collective. Il nous faut renouer avec les principes et les valeurs de cette culture universelle au-delà de la particularité, et la diversité, qu’elle adoptera dans le contexte mauricien.

Entre phénomènes de la mondialisation et influences locales, notre culture musulmane mauricienne sera l’objet de multiples mutations, mais elle ne devra jamais perdre son âme. Soyons les témoins d’une culture noble, ouverte et créatrice que ce soit dans le domaine des affaires, du divertissement, de l’éducation, de l’art, de la recherche, de la politique, du vivre-ensemble, de la citoyenneté ou encore de la science. Notre époque, et notre pays avec, ont besoin de concevoir autrement le sens des mots ‘ développement’, ‘ progrès’ ou ‘succès’. Soyons les porteurs d’une culture qui est en harmonie avec la nature, conciliant ‘al fitra’ (la création originelle) et ‘al ahlaaq’ (l’excellence dans la savoir-être).

La connaissance est la propriété de celui qui porte la foi et ce dernier ira jusqu’au bout du monde pour l’acquérir si cela s’avère utile aux hommes. A tous, mais surtout aux plus faibles parmi ces derniers, sans distinction autre, car le test décisif de la culture musulmane mauricienne est peut être bien ceci : elle doit bénéficier aussi aux compatriotes qui ne partagent pas notre foi.

Cette culture est un art de vivre infiniment riche grâce à son pluralisme et à sa mémoire, digne par son essence et sa philosophie, respectueux des autres et de l’environnement, intelligente et innovatrice par rapport au contexte immédiat, un rappel que nous appartenons tous à Dieu et vers Lui est notre retour.